La synthèse

Afin d’approfondir nos recherches sur le bodyhacking, nous avons contacté un expert dans le domaine et lui avons posé quelques questions. Il s’agit de Stanislas Deprez, professeur à la faculté de théologie de l'Université Catholique de Lille, reconnu dans le domaine du transhumanisme. Le bodyhacking étant considéré par certains comme une sous branche du transhumanisme.

Notre première question était la suivante : A la question : « A -t-on le droit de modifier son corps pour échapper à sa "prison génétique" ? », le bodyhacker Rich Lee, qui s’est implanté des écouteurs dans les oreilles, a répondu positivement. Partagez-vous le même avis ?

Stanislas Deprez est d’accord avec Rich Lee, même s’il ne partage pas le therme de prison génétique. Selon lui : « L'idée du transhumanisme, comme je pense du bodyhacking, est que notre corps et notre vie nous appartiennent, donc nous avons le droit d'en disposer comme bon nous semble. Selon moi, l'être humain est un produit de l'évolution naturelle, et donc ses inventions techniques - disons la technique en général - est aussi un produit naturel, même si c'est un développement de la nature qui modifie la nôtre (mais après tout, les microorganismes de la Terre primitive ont eux aussi modifié la nature en y rejetant de l'oxygène). […] L’argument selon lequel ces capacités nous permettent de nous réparer mais pas de nous augmenter me paraît fallacieux, car il condamne la médecine, où la frontière entre réparation et augmentation est souvent faible. Je ne vois pas pourquoi quelqu'un aurait le droit de s'améliorer/augmenter par la réflexion, la méditation, le jeûne et la prière (comme dans le yoga, le bouddhisme ou dans toutes les religions) mais pas grâce à la technique. Bien sûr, quelqu'un qui ne partagerait pas ces croyances en Dieu serait encore moins fondé à défendre la différence entre nature et technique et donc encore moins fondé à interdire l'augmentation et le bodyhacking. » Il émet cependant des limites à l’utilisation du bodyhacking : « Il y a tout de même un critère important pour limiter le bodyhacking : le respect d'autrui. Même les libertariens (Max More par exemple) reconnaissent qu'il ne faut pas nuire à autrui. Mais pour eux, il s'agit de ne pas nuire directement. Par exemple, vous ne pouvez pas forcer quelqu'un à fumer, car cela nuit à sa santé. Mais vous avez le droit de fumer (je suis d'accord avec ça) y compris en présence de cette personne, dans une pièce aux fenêtres fermées (là je ne suis pas d'accord). Pour les libertariens, la nuisance indirecte n’existe pas : si vous nuisez à quelqu’un mais que vous ne le faites pas délibérément et consciemment, il n’y a pas de problème. Là je ne suis pas d’accord, pour moi fumer devant quelqu’un entraîne pour cette personne du tabagisme passif (j’ai connu un étudiant non-fumeur mais président de cercle qui à moins de 25 ans avait les poumons d’un gros fumeur). Quel rapport avec le BH ? Eh bien, si quelqu'un s’implante des écouteurs dans les oreilles, pas de problème. Si quelqu’un s’implante un dispositif pour, mettons, lire les pensées d’autrui, ça pose problème (pour moi mais aussi pour les libertariens). Et si quelqu’un modifie son corps de manière à avoir un avantage sur tous les autres, par exemple s’il augmente son QI (ok, l’exemple est tout à fait théorique, mais imaginons que l’intelligence tienne au QI, et qu’on puisse augmenter celui-ci de manière énorme), il augmente aussi ses chances de réussir un concours en médecine ou en ingénierie (pour rappel : en France, l’accès aux études universitaires est très souvent lié à un concours, où seuls les meilleurs sont pris). Pour un libertarien, il n’y a aucune injustice. » Il conclut avec cette question : « Il y a un dernier cas, important à envisager mais délicat : lorsqu’un biohacker se fait du mal pour se faire du mal. […] Pour moi, c’est le cas le plus litigieux : quelqu’un a-t-il la liberté de s’auto-détruire ? La réponse n’est pas évidente, à mon avis. Les libertariens répondent clairement « oui ». Les transhumanistes techno progressistes répondent « oui mais » et « non mais » : ils veulent des garde-fous et en même temps ils veulent le respect du choix de chacun. Je partage cette position, qui est la plus sensée, mais j’avoue qu’elle n’est pas justifiable théoriquement, puisqu’elle revient à affirmer à la fois la liberté totale et la restriction de la liberté. Pour autant que je comprenne la démarche du bodyhacking, elle me semble plutôt du côté libertarien.

Nous lui avons ensuite posé la question suivante : Dans quels cas estimez-vous que cette pratique peut/devrait/doit être appliquée ?

A laquelle il a répondu : « Ce que je trouve intéressant dans le BH, c’est que c’est une démarche personnelle. Il n’y a pas vraiment de sens à faire du BH sur quelqu’un d’autre, car alors ça revient à de la chirurgie classique. Je ne connais pas Rich Lee mais d’après LephtAnonym, une bodyhackeuse anglaise dont j’ai lu un texte, le BH est une manière d’expérimenter le TH et surtout de ne pas le laisser aux mains de grandes entreprises. D’où l’appellation de hacking d’ailleurs, il y a vraiment un parallèle avec la démarche des hackeurs par rapport aux majors de l’informatique. Je suis très admiratif de cette démarche, car elle demande un vrai courage (et peut-être une certaine dose d’inconscience). C’est la mise en application de l’idée que nous sommes responsables de nos vies et que nous ne devons pas nous contenter d’être des utilisateurs des techniques, sans comprendre leur fonctionnement et leurs enjeux. Ceci dit, je crois que le BH restera ce qu’il est : une niche, c’est-à-dire un bricolage réservé à une minorité militante. »

Pour finir, nous lui avons posé la question suivante : Selon vous, à partir de quel moments la solution du bodyhacking marque une différence entre un être humain et un être surhumain. Sur base de votre expérience professionnelle, pensez-vous que le bodyhacking est une branche qui se développera de façon disproportionnée ou de façon décente ?

Sa réponse est la suivante : « Le BH restera une démarche minoritaire, car elle nécessite de vraies connaissances en ingénierie et en physiologie humaine, en plus du courage de se provoquer des souffrances et des blessures. Par contre, si on entend par BH la transformation de l’humain par la chirurgie et les implants (mais d’un point de vue politique, ce n’est pas du BH selon moi, cela relève du domaine pharmaceutique), là nous sommes déjà entrés dans ce courant. Il suffit de voir le nombre de clients de la chirurgie esthétique (y compris botox et prothèses dentaires) et le nombre de pratiquants de body-building. C’est énorme et encore en croissance. Aujourd’hui, dans les pays économiquement développés, le corps est devenu un capital où on investit. Je pense que cela va s’accélérer. Sera-ce de façon disproportionnée ? Je n’en sais rien, ça dépend « disproportionné » par rapport à quoi ? Les frais de santé de nos Etats modernes auraient sans aucun doute parus totalement disproportionné pour quelqu’un du Moyen Age et même du 19e siècle. Soigner les enfants, qui est pour nous une évidence indiscutable, paraissait superflu encore aux 17e et 18e siècles (en raison du taux de mortalité infantile et de la faible espérance de vie à la naissance, pas parce que nos ancêtres étaient méchants). »